Mustafa Kuleli : Si le non gagne, il y a de l'espoir ! (Edito)

Après avoir travaillé comme journaliste au quotidien de gauche Evrensel ou à IMC TV, une chaîne de télévision progressiste et pro-kurde fermée par le gouvernement en octobre dernier, Mustafa Kuleli est devenu un des plus jeunes responsables syndicaux de Turquie. Né en 1985, il est membre de la direction du Syndicat des Journalistes de Turquie, principale organisation du secteur qui soit réellement indépendante du pouvoir. Il est aussi le rédacteur en chef de Journo.com.tr, un pure-player qui s'adresse à la communauté des travailleurs des médias.

Quelle est la situation actuelle du syndicat ?
Le syndicat a 65 ans, il était très fort durant les années 60 et 70, puis a décliné dans les années 90. On peut parler actuellement d'un renouveau. Il n'y avait aucun accord collectif voici 3 ans quand la nouvelle équipe est arrivée à la tête du syndicat, depuis nous en avons conclu 6, principalement dans des médias d'opposition. Nous avions 800 membres et nous sommes passés à 1100. Dans le secteur des médias le taux de chômage est de 30%. Il très difficile de trouver un nouvel emploi si on est licencié à cause d'un engagement syndicaliste, pour cette raison de nombreux journalistes ont peur de nous rejoindre.

Comment avez-vous commencé le projet Journo ?
Après l'élection du nouveau bureau, j'ai demandé à mes amis comment ils voyaient le syndicat. Leurs réponses étaient : « chiant », « nostalgique » ou « masculin ». Nous avons réfléchi à des manières de changer cette image du syndicat. Nous avons alors lancé Journo comme un magazine papier pour attirer les jeunes journalistes qui travaillent dans les médias mainstream. C'était d'abord un magazine journalistique plus que syndical. Le message était clair : « Vous ne devez pas avoir peur, le syndicat est un espace convivial pour les journalistes ». Après quatre numéros nous avons décidé d'arrêter le magazine pour créer un site internet. Nous produisons principalement du contenu sur les nouveaux médias et l'évolution du journalisme. Nous essayons d'être moins basés sur le texte et d'utiliser des outils innovants : des chat bots, des google maps ou des timelines. Nous changeons progressivement notre cible pour nous adresser à tous les professionnels des médias, pas seulement aux journalistes.

Comment traitez-vous les questions liées à la liberté d'expression ?
Ce n'est pas un sujet central pour Journo. C'est un média pour les journalistes et ceux-ci vivent déjà au quotidien les restrictions de leur liberté. Mais le syndicat a d'autres outils de communication pour défendre la liberté de la presse : le compte twitter, le site et la publication d'un journal qui s'appelle Tutuklu Gazete (Le Journal Incarcéré). Il est produit chaque année avec des contributions de journalistes emprisonnés. Le prochain numéro sortira au mois de juin.

Que faites-vous pour aider les journalistes qui ont perdu leur emploi ?
Déjà après Gezi, beaucoup de journalistes avaient été licenciés. Depuis la tentative de coup d'Etat, ce sont environ encore 3000 employés des médias ont perdu leur emploi. Il est très difficile de retrouver du travail dans le secteur. Donc, soit ils quittent le journalisme pour faire autre chose, soit nous devons les aider à survivre. Le projet Journo est soutenu par l'ambassade des Pays-Bas, l'ambassade de Suède et la fondation allemande Friedrich Ebert (liée au SPD, ndlr.). Nous recrutons comme pigistes des journalistes au chômage pour écrire des articles pour Journo. C'est juste une petite aide financière pour eux car notre budget est limité.

Quelle est l'attitude des journalistes avant le référendum ?
Les journalistes sont déprimés, spécialement ceux travaillant pour les médias mainstream. Il est de plus en plus dur de faire son travail, les gens quittent le métier ou même le pays. Tout le monde attend le résultat du référendum, l'attitude générale est : wait and see.

Si le oui gagne ou le non gagne, cela peut-il changer quelque chose pour la liberté de la presse ?
C'est un moment difficile pour le gouvernement, ils ont peur de perdre et c'est pour cela qu'ils accentuent les pressions contre les médias indépendants. Si le non gagne, il y a de l'espoir car la situation actuelle n'est pas durable. C'est n'est pas seulement une question de principes, la détérioration des relations avec l'Union Européenne a des répercussions économiques négatives. Pour cette raison, le président pourrait libérer certains journalistes même s'il n'a aucun respect pour la liberté de la presse. Si le oui gagne, la situation va empirer, et sera sûrement le début de la fin d'une Turquie démocratique et laïque.

Qu'est-ce que vous pensez de l'initiative de Can Dundar qui est exilé en Allemagne et a créé le site Özgürüz ?
Cela n'est pas efficace à mon avis, j'ai été là-bas quand Özgürüz (Nous sommes libres) a été lancé. Faire quelque chose en Allemagne avec l'aide d'ONGs allemandes ou dans un pays occidental ne peut pas atteindre l'audience turque. Erdogan s'en sert déjà pour dire que Can Dundar est un agent de l'Allemagne et le site a été bloqué dès les premiers jours. Aussi, ils peuvent difficilement avoir des reporters en Turquie, certains de nos amis travaillent pour Özguruz à Istanbul ou à Diyarbakir mais comment peuvent-ils protéger ces correspondants ?

Que pouvez-vous faire pour changer la situation actuelle ?
Nous n'avons pas de formule magique, nous devons d'abord augmenter la qualité du journalisme en Turquie qui est horrible. Nous devons former les journalistes à la cyber-sécurité, à l'anonymat en ligne et aux nouvelles formes de storytelling. C'est lié fortement à la liberté de la presse, le problème n'est pas seulement Recep Tayyip Erdogan. Nous devons nous concentrer sur nos compétences, avec le développement de nouveaux formats sur internet nous pouvons atteindre plus de gens. Nous devons aussi créer des nouveaux modèles économiques pour le journalisme. Il faut avancer par petits pas. Mais, il est très difficile de construire un réseau de solidarité pour défendre la liberté d'expression. Depuis la tentative de coup d'Etat, les gens ont peur d'aller au tribunal pour soutenir leurs amis journalistes. C'est pour cela que nous nous basons sur les rédactions où nous sommes déjà présents pour les rendre plus fortes.