Irem Aydemir est
journaliste pour la plateforme 140 Journos, un des médias les plus
innovants de Turquie qui cible principalement un public jeune. Pour
elle, peu importe le résultat, le référendum aura des conséquences
négatives sur la liberté de la presse.
140 Journos a démarré
comme un projet de journalisme citoyen sur Twitter en 2012, fondé
par Cem Aydogdu et Engin Önder qui sont aussi à la tête de
l'Institut des Esprits Créatifs (Yaratıcı Fikirler Enstitüsü).
L'institut est une agence de communication à vocation commerciale
dont les profits permettent de financer le pure-player.
140 Journos a longtemps
été connu pour avoir couvert en direct de nombreuses manifestations
et mouvements sociaux, notamment lors les protestations massives
contre la destruction du parc de Gezi en juin 2013. Aujourd'hui,
c'est un média totalement professionnel diffusé sur Medium,
Facebook, Twitter, Whatsapp, Instagram et Periscope. L'équipe est
composé d'une dizaine de personnes et fonctionne comme une start-up
qui s'organise autour de deux projets : une couverture
non-partisane de l'actualité et des formats plus documentaires
préparés par des photoreporters sous le label SO.
Irem Aydemir, 24 ans,
travaille pour 140 Journos en tant que journaliste depuis septembre
dernier. Elle s'intéresse principalement aux questions de relations
internationales, elle a couvert par exemple la crise migratoire ou
la récente brouille diplomatique entre les Pays-Bas et la Turquie.
Juste avant le référendum du 16 avril, 140 Journos prévoit
d'organiser avec Graph Commons un
hackathon pour produire du contenu interactif et visuel sur la
consolidation du pouvoir d'Erdogan.
Pourquoi vous avez évolué d'un
média citoyen vers un média professionnel ?
Nous devions évoluer,
nous n'avions pas d'autre choix à cause de la métamorphose de
l'agenda politique en Turquie. Au départ, les fondateurs ont pensé
que la société avait besoin d'information même quand il y a une
interdiction de couverture médiatique, comme c'est le cas après
chaque attentat. Avec les réseaux sociaux, tout le monde pouvait
être journaliste, prendre une photo dans la rue et nous l'envoyer.
La logique était de vérifier l'info et de la diffuser sans aucun
filtre ou commentaire. En 2013 nous avons largement couvert les
évènements de Gezi qui ont marqué le pic des mobilisations
populaires. Depuis, l'atmosphère de
peur et de violence a pris le dessus. Les gens sont réticents à
sortir dans la rue pour documenter ce qu'il se passe. Avec la
multiplication des attentats et la tentative de coup d'Etat, il est
devenu presque impossible pour nous de recevoir l'information de
simples citoyens. Certains de nos collaborateur vivant à l'Est de la
Turquie ont été obligés de migrer à Istanbul à cause du conflit
entre l'armée turque et le PKK. Donc, nous avons décidé
de changer de concept et de type de contenu en lançant en janvier
dernier une nouvelle version beta de 140 Journos. Dorénavant, le
choix de nos sujets est plus inspiré par notre propre curiosité.
Notre slogan est d'ailleurs : « Des informations pour
comprendre la Turquie ». Le processus de création est plus
long, créatif et complexe.
Quelle est
votre ligne éditoriale ?
Certaines
personnes nous aiment et d'autres nous détestent car nous ne nous
alignons sur aucun groupe. Par exemple, nous n'utilisons pas le mot
de « martyr » pour un soldat mort ou celui de
« terroriste » pour un combattant du PKK car c'est le
vocabulaire utilisé par le gouvernement. Nous voulons être
objectifs et critiques envers tous les éléments de la société,
même ceux que l'on supporte. Nous essayons de démolir les carcans
identitaires que chacun porte en lui et les récits collectifs avec
lesquels on grandit en Turquie : qu'ils soient nationalistes,
religieux, ethniques, sexistes...
Vous venez de
créer des groupes de discussion sur facebook et whatsapp, dans quel
objectif ?
La
semaine dernière, sur le groupe Whatsapp nous avons discuté de
l'impact de l'agenda politique sur les enfants. Suite à la tentative
de coup d'Etat, les professeurs mettent en scène des pièces de
théâtre à l'école où les enfants font semblant de mourir. Pour
la campagne du référendum, les parents font de la propagande en
prenant des vidéos de leurs enfants pour le oui ou le non. Est-ce
nouveau ? Pas vraiment, les enfants sont depuis longtemps
exposés au nationalisme. Petits, nous avons pleuré pour Ataturk
même si nous ne le connaissions pas. Suite à la discussion, nous
avons publié un article avec les témoignages des gens et une mise
en contexte. Tout le monde accuse le parti au pouvoir ou la tentative
de coup d'Etat pour ce qui se passe maintenant mais le système
éducatif a toujours fonctionné ainsi, même si ce n'était pas
aussi violent auparavant. Dans
un autre groupe, nous travaillons sur un dictionnaire de langue kurde
regroupant les termes utilisés par le mouvement politique kurde.
Nous avons déjà sur notre site un dictionnaire des mots et
expressions fréquemment prononcés par Recep Tayyip Erdogan.
Est-ce que vous
utilisez aussi Whatsapp pour diffuser de l'information ?
Oui, nous publions
un résumé de l'actualité de la journée chaque soir, c'est le
« rapport Z ».
Vous utilisez aussi l'application de
vidéo en direct Periscope ?
Oui,
pour nous, c'est un outil de « guérilla documentaire ».
Nous avons récemment été sur le site de construction du troisième
aéroport d'Istanbul. Nous avons filmé des centaines de camions
remplissant des petits lacs avec des gravas. Leur objectif est de
détruire l'écosystème des lacs pour que les oiseaux ne viennent
plus et ne perturbent pas le futur passage des avions dans la zone.
Avez-vous reçu
des pressions de la police ou de l'Etat ?
De
manière surprenante, non. La raison est peut-être que nous restons
très factuels et que nous faisons attention aux mots que nous
utilisons. Si on voit que la police frappe quelqu'un on le dit, mais
s'il n'y a pas de violence physique on n'utilise pas le mot
« frapper », on dit « intervenir ». De
nombreux médias d'opposition mettent de l'huile sur le feu dans leur
couverture. Nous essayons de ne pas de provoquer les gens et nous ne
mettons pas un titre sexy pour que les lecteurs soient énervés.
Comment voyez-vous la situation de
la presse actuellement ?
La
fermeture de nombreux médias n'est pas surprenante, c'était une
stratégie attendue et le pire est peut-être encore à venir. Pour
140 Journos, je suis plutôt optimiste sur le fait que nous ne serons
pas fermés ou arrêtés car nous ne représentons par une identité
ou une idéologie précise comme de nombreux médias d'opposition.
Quel
impact peut avoir le référendum du 16 avril ?
Tout
ce qui est lié à ce référendum est très nuisible pour la Turquie
et va encore plus polariser la société. Nous discutons beaucoup de
son impact dans notre équipe. Je pense que le vote aura des
conséquences négatives pour les médias dans les deux cas mais rien
n'est sûr. En cas de victoire du Non, que fera le gouvernement ?
Il pourrait appeler à des élections anticipées ou à un second
référendum et cela engendrerait encore plus de pressions contre les
journalistes. C'est ce qui s'est passé après les élections
législatives de juin
2015.