Vincent Moon est de retour à Paris
depuis début décembre, posant ses bagages et sa caméra pour
prendre le temps de monter une cinquantaine de films musicaux issus
de ses derniers périples. Ils rejoindront l’impressionnant travail
de documentation qu’il effectue depuis cinq ans avec son projet
Petites Planètes. En marge de tout circuit commercial, avec le
soutien financier des internautes et les coups de pouce de nombreux
amis, le réalisateur français sillonne le monde des musiques
traditionnelles. Il préfère l’appellation «folklores locaux».
L’ancien
protagoniste des concerts à emporter du site La Blogothèque est un
artisan du son et de l’image. Il nous invite à un tête-à-tête
poétique et envoûtant avec de grands artistes, représentants de
cultures qui nous échappent. Sous le nom de code d’Eurasia,
Vincent Moon s’est attaqué à l’immense aire post-soviétique et
a embrassé la chaîne du Caucase. Il a sillonné le versant nord en
2012, du Daguestan à la Circassie, puis le sud en 2013, de
l’Abkhazie à l’Azerbaïdjan.
Avec le projet Eurasia, vous accordez
une place importance à l’espace post-soviétique et notamment au
Caucase. Pourquoi?
Vincent Moon: A l’origine, c’est
une personne de Russie qui m’a contacté pour me féliciter. Elle
désirait aussi m’inviter là-bas pour réaliser d’autres films.
Le fait de partir dans l’ancien espace soviétique avait un côté
aventureux. C’est un coin du monde, en particulier le Caucase, qui
est très méconnu et a une très mauvaise réputation.
Dans vos films, on a l’impression
d’être embarqué avec vous dans l’aventure. Même les flous
peuvent révéler une sensation d’éblouissement ou de confusion.
Rien n’est certain! La question de la
diversité culturelle est un peu mon cheval de bataille. Comment
aborder aujourd’hui l’idée de diversité culturelle tout en
étant conscient que la tradition n’existe pas à proprement
parler? On est face à un mouvement constant, qui évolue à diverses
vitesses, même si tout s’est accéléré à un niveau un peu
terrifiant pour beaucoup. Les gens sont donc tentés de se replier
sur des acquis en clamant une forme de pureté. Cela m’intéresse
de jouer sur cette idée de pureté dans mes films, en gardant un
côté assez mystérieux, un effet de transe visuelle et sonore. Les
films sur les rituels soufis en Tchétchénie sont quasiment sans
début ni fin, sans explication. Quelque chose de très universel est
véhiculé dans cette forme de réunion, dans cette communauté
humaine. Même si j’ai lu beaucoup sur les différentes cultures,
j’essaie de mettre la question du savoir de côté et de laisser la
caméra gambader.
Comment choisissez-vous les personnes
avec qui vous travaillez, les musiciens que vous filmez?
C’est vraiment au cas par cas. La
meilleure méthode est de rencontrer des gens sur place, sur le
moment, et de travailler avec eux en suivant ses sensations. Quand on
s’intéresse aux folklores locaux, on se retrouve aussi très
souvent face à des gens qui défendent une conception xénophobe des
cultures: la leur ne peut être vivante que dans la haine de celle
des autres. Il est assez rare d’entendre des discours progressistes
qui concilient défense de la culture locale et ouverture aux autres,
tout en permettant aux folklores locaux d’évoluer. Par exemple,
j’ai fait un film à Kiev sur Dakha Brakha, un groupe fabuleux qui
a un discours très complexe sur l’identité. Ils arrivent à faire
un pont entre ceux qui écoutent des musiques occidentales et le
terroir.
En Géorgie, quelques groupes essayent
de mélanger la tradition à d’autres courants musicaux.
Oui, cela se passe en Géorgie, plus
qu’ailleurs dans le Caucase.
Vous ne les avez pourtant pas retenus
pour vos vidéos, pourquoi?
En Géorgie, j’ai fait plusieurs
enregistrements avec ces groupes, mais je ne les ai pas encore mis en
ligne. Ces deux dernières années, j’ai plongé dans les musiques
anciennes mais j’ai envie de m’intéresser aux musiciens qui
interrogent leur folklore et l’amènent un peu plus loin. C’est
important de soutenir ces velléités expérimentales. Je viens aussi
de la noise, des musiques expérimentales et improvisées. J’ai
retrouvé dans certaines musiques traditionnelles les mêmes
sonorités folles et étonnantes.
Par contre, je ne pense pas du tout que
le salut musical des folklores passe par un quelconque rapport avec
la musique pop. La pop affadit tout! Je me suis retrouvé dans un bus
de nuit à traverser la Géorgie tabassé par des chansons
géorgiennes accompagnées de synthés ultra-agressifs. Je me suis
mis à hurler! Mais les cinquante passagers du bus prenaient leur
pied.
Qu’est-ce qui vous a le plus
impressionné musicalement?
Les cérémonies soufies tchétchènes
sont tellement puissantes, très martiales! Ce sont des gars qui ont
fait la guerre et on retrouve cette énergie, c’était
bouleversant. J’aime aussi beaucoup les musiques des montagnes de
Touchétie en Géorgie. C’est une musique très féminine, où
souvent une femme joue de l’accordéon et chante.
Ces dernières années, vous avez
beaucoup voyagé et rencontré des musiciens très différents; ne
courez-vous pas le risque de devenir un peu blasé?
C’est le défi, il faut arriver à se
renouveler. En ce moment, je suis fatigué parce que c’est intense.
Je fais une pause. Cinq ans sur la route, c’était très bien, mais
maintenant il est temps de passer à autre chose. J’aimerais faire
évoluer mon langage, pour l’instant surtout cinématographique. Je
vais essayer de le multiplier, de l’hybrider. Je suis en train de
prévoir mes prochains projets un peu différemment, et je vais aller
m’installer pendant un an au Brésil pour travailler en profondeur
sur les cultes afro-brésiliens.