Trente ans (Beyrouth, chroniques et détours)


C’est un appartement douillet à la décoration typique situé dans le quartier de Gemmayzé. Les murs du salon sont gris clair, les rideaux blancs. Sur les tables basses trônent des cadres où figurent les photos des enfants et des petits-enfants. Des roses se tiennent avec grâce dans leur vase. Au-dessus du canapé, des peintures impressionnistes de paysages sont accrochées. L’atmosphère serait parfaitement sereine si ce n’était le bruit assourdissant du chantier situé de l’autre côté de la rue. Souad Karam ferme la fenêtre et retourne s’asseoir sur le fauteuil rose où elle venait tout juste de s’installer. Elle commence calmement son histoire :
« Je suis née à Zahlé en 1952, c’est une ville de la vallée de la Bekaa. J’ai trois enfants qui sont tous mariés, et j’ai quatre petitsenfants. Pour différentes raisons, je n’ai pas pu continuer mes études. Je me suis mariée en 1968, à l’âge de seize ans seulement. C’était un mariage arrangé. La cérémonie s’est tenue dans le district de Aley, dans le Mont-Liban. Mon mari était de Aïn el Jdideh, il était né en 1939. C’était un mariage calme, ordinaire, serein. Nos familles respectives s’entendaient bien. Mon mari était vraiment un grand monsieur. C’était un homme honnête, intègre. Il n’appartenait à aucune milice ni à aucun parti. Son but principal était de bien élever ses enfants, de leur donner l’éducation qu’il n’avait pas pu recevoir. Nous les avons scolarisés dans des écoles très respectables et nous avons misé sur leur avenir.
En septembre 1982, la “guerre de la montagne” a commencé dans la région du Chouf. Le Liban était alors en pleine guerre civile, aux mains de multiples milices. À cause du conflit, nous avons déménagé en octobre 1982 à Beyrouth pour le début de l’année scolaire. Les bus venant de la capitale ne pouvaient plus traverser les barrages. À Beyrouth, nous étions hébergés par la famille. Nous alternions une semaine chez ma soeur, une semaine chez la sienne. À la fin du mois de janvier 1983, nous avons croisé un vieil ami qui nous a prêté temporairement un appartement. Lors d’une courte trêve, mon mari est retourné dans la montagne pour prendre de notre maison à Aïn el Jdideh des affaires pour l’hiver. Il était avec son neveu et son cousin, ils ont tous été enlevés à un barrage tenu par une milice druze. Depuis il est porté disparu, cela fait trente ans maintenant. Sa disparition a été vraiment un arrachement inattendu et dramatique.
Il est douloureux pour moi de retourner là-bas. J’ai beaucoup de souvenirs. Je vivais un mariage heureux, j’avais mes trois enfants, nous avions un terrain, notre maison, tout ce qu’il fallait. Comme plusieurs personnes de ma famille ont disparu là-bas pendant la guerre, je sens que je ne peux y retourner que sous la contrainte. Le sort de mon mari reste une question sans réponse. Je ne sais pas où son corps repose. Alors, pour moi, tout le Mont-Liban est un cimetière. 
 Quand j’aurai une réponse, peu importe laquelle, je pourrai peut-être évoluer, faire mon deuil. Je pourrai dire : “Ici, c’est ma maison, là-bas c’est la tombe de mon mari.” Maintenant, je n’arrive pas à changer et je ne veux pas changer. Je ne veux pas oublier, c’est mon droit de savoir ce qui est arrivé à mon mari et où il est enterré. On a beaucoup souffert. On était démunis. J’étais jeune quand il a disparu, j’avais seulement trente ans. Je me suis retrouvée sans mari, sans maison, sans rien, avec trois enfants et une valise, c’est tout. C’était une forme de survie de continuer à élever les enfants de manière digne. Dieu donne beaucoup de courage dans de telles situations. Je crois que nous, les Libanais, nous n’abdiquons pas devant les malheurs et les difficultés. On est très croyants et la misère rend la famille encore plus soudée.
Quelqu’un m’a dit que mon mari a été liquidé dès la première nuit. Je n’ai pas voulu l’accepter. J’attendais son retour. Il était aimé et très respecté là où nous vivions à Aïn el Jdideh, et dans tout le district de Aley. Il était l’ami de tout le monde. J’ai fait des recherches pendant plus d’une année et je vous assure que j’aimerais rentrer dans le coma pour oublier cette période. Malgré les difficultés, je n’ai pas arrêté de poser des questions, d’aller voir de hautes personnalités. Le Liban est un petit pays, tout le monde se connaît. Je suis allée partout : auprès de l’armée libanaise, à la Croix-Rouge, chez les milices, les partis. J’ai tout fait. »
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Lire la suite ici. "Trente ans" est un extrait de Beyrouth, chroniques et détours publié aux éditions Tamyras Il s'agit d'un ouvrage collectif sur la capitale libanaise alliant narration et photographie réalisé par le collectif de journalistes Mashallah News et le studio de graphisme AMI. Le livre est disponible sur le site Antoine Online. Photographie de Nicolas Brodard.