Des voyages et des lettres - entretien avec Eliane Bouvier


La Correspondance des routes croisées, celles de l'écrivain genevois Nicolas Bouvier (1929-1998) et du peintre Thierry Vernet (1927-1993), vient de sortir aux éditions Zoé. De 1945 à 1964, les centaines de lettres échangées révèlent une amitié hors-normes et la petite cuisine de l'Usage du monde, magnifique livre à la gestation douloureuse qui retrace leur voyage commun entre la Suisse et l'Afghanistan (1953-54). La publication de cette « montagne » épistolaire est l'occasion d'évoquer la vie et l'œuvre de Nicolas Bouvier avec son épouse Eliane.

Quel a été votre rôle dans la publication de ce livre ?
Dans un premier temps, je n'avais pas très envie que cette correspondance soit publiée et mes fils non plus car c'était trop près de la mort de mon mari (1998). Je me demandais qui cela intéresserait. Marlyse Pietri des éditions Zoe était convaincue que cela aurait du succès. Alors j'ai dit : « Patience ». C'est vrai, je l'ai faite patienter à peu près dix ans. Quand j'ai su que le Centre de recherches sur les lettres romandes que dirige Daniel Maggetti voulait s'attaquer à cette montagne, j'ai donné mon accord.

Cet ouvrage est très impressionnant, est-ce que vous avez conservé toutes les lettres ?
C'est tout à fait particulier car chacun gardait les lettres de l'autre, depuis toujours. Les universitaires, quand ils travaillent sur une correspondance, ils ne veulent rien enlever. Je leur ai dit que je leur donne le feu vert mais que je veux avoir un droit de regard par rapport à certaines lettres. Je ne connaissais pas du tout la correspondance du début. J'ai rencontré Nicolas en 1957 et les échanges épistolaires commencent en 1945. Je ne voulais pas que certaines personnes soient blessées car ils sont un peu crus avec les gens, mais avec humour ! Je n'ai pas enlevé de lettres, j'ai enlevé des passages où je trouvais que c'était trop intime et je n'aimais pas que ces choses soient lues par tout le monde. Mais dans l'ensemble, très peu. La preuve : 1600 pages !

Est-ce que vous avez beaucoup correspondu avec lui par lettres?
Énormément.

Cela fera l'objet d'un prochain ouvrage?
Jamais de la vie, je peux vous dire que personne n'aura cette correspondance ! Il n'y avait pas de portables à l'époque, on a passé deux ans au japon (1964-65) durant lesquels on a téléphoné une fois en Europe quand mon deuxième fils est né à Tokyo. Après, Nicolas repartait très souvent, alors on s'écrivait et il me faisait d'immenses lettres, j'ai des dossiers mais je ne les donnerai pas à la bibliothèque !

Quand on commence la lecture, ils ont respectivement 16 et 18 ans et ce qui frappe c'est leur immense culture, notamment classique.
C'est incroyable ! Cela est dû énormément à la famille, de part et d'autre. Le père de Nicolas était germaniste, il était directeur de la bibliothèque publique et universitaire. Donc Nicolas était plongé dans la littérature depuis le début. Son père recevait Thomas Mann [prix Nobel de littérature 1929, ndlr.], il a rencontré beaucoup d'écrivains de cette époque. Il écoutait, il s'en est imprégné. Et puis il a développé une curiosité énorme !

J'ai l'impression qu'ils se créent dans leurs lettres un petit monde à eux avec leurs propres références. La politique est quasi absente des lettres.
C'est vrai que la politique ne les intéressait pas tellement. Aucun des deux n'aurait voulu adhérer à un parti. Ils auraient certainement été plutôt à gauche qu'à droite mais ce n'était pas leur problème. Ils avaient une vision beaucoup plus générale. Au fond, ils pensaient au monde et ils avaient envie d'aller le découvrir.

Et dans la vie, quelles étaient leurs sujets de conversation privilégiés ?
D'une certaine manière, tout leur paraissait sujet à humour. Cela a continué jusqu'au bout, on a énormément ri ensemble.

Dans quelques passages ils citent la bible. Quel était le rapport de Nicolas Bouvier à la religion ?
Ils connaissaient très bien la bible tous les deux. Nicolas était d'une famille protestante comme moi, j'avais un grand-père pasteur. Il n'était pas du tout un homme d'Eglise. Je crois que tout ce qui était conformiste lui paraissait limité. Il n'était pas croyant au sens où on l'étend, mais il avait le sentiment d'un au-delà, cela se sent dans ses poèmes.

Vous avez été au Japon avec lui lors de son deuxième voyage en 1964 et 1965, quel était son rapport à ce pays ?
Il l'a beaucoup aimé, c'est un pays qui l'a beaucoup touché et lorsqu'il l'a découvert en 1955-1956 c'était un pays encore un peu ravagé par la guerre et les traces d'Hiroshima. Il le raconte dans Chronique japonaise, il était très sensible à cela.

Il a écrit que vous aviez du mal à vous habituer, que vous étiez un peu déprimée au début ?
Oui, mais il ne le dit pas comme cela. Ce qu'il a voulu dire c'est qu'il a eu peur qu'en arrivant au Japon avec un enfant de deux ans, je sois comme les autres étrangères qu'il avait rencontrées et que je me mette à haïr le Japon. Par exemple, des femmes de journalistes américains qui au bout de dix ans savaient juste dire bonjour et merci. C'était incroyable. J'ai fait exactement l'inverse.

Dans ses lettres on voit qu'il fréquente à la fois les communautés d'expatriés qui peuvent l'aider et qu'il s'intègre à la population locale. Quelle était sa démarche ?
Tout à fait, il y avait des deux. Surtout, ce qui l'a frappé à cette époque c'est qu'après avoir été seul en 1956, il revenait avec une femme et un enfant, cela a complètement changé l'attitude des japonais à son égard. C'est étonnant, comme les japonais sont un petit peu embarrassés, ils passent par l'enfant. Mon fils avait des cheveux blonds et de yeux bleus. Dans la rue les femmes me regardaient et après j'ai appris à dire : « C'est bien mon fils! ». C'est une manière d'entrer en contact avec les gens et puis on a vécu à la japonaise tout le temps.

Lors de son premier séjour au Japon il a un questionnement très intéressant : Jusqu'à quel point on peut s'acculturer sans perdre sa personnalité ?
Il ne le savait pas vraiment mais nous avons rencontré au Japon un français qui était là depuis vingt ou trente ans. Lui, il était devenu trop japonais. Il ne comprenait presque plus notre manière d'être, c'était surprenant. Il y a une autre manière d'être où on reste soi-même mais on aime le pays et les gens. On essaye de créer un lien.

Thierry Vernet, lors de son retour à Genève, ne se sentait pas du tout à l'aise dans le matérialisme ambiant. Quelle a été la réaction de Nicolas Bouvier ?
Il était effrayé quand il est rentré, il est très vite parti à la montagne et puis je l'ai rencontré trois mois après son retour. Il était complètement déphasé, il partait à 6h du matin à la gare pour voir partir les trains en se disant : « Il faut que je reparte, je ne pourrai pas rester ». Quand je l'ai rencontré il avait déjà comme projet de voyager en Amérique du Sud avec une troupe de théâtre. Et puis moi j'étais prête à aller à Bombay parce que j'en avais marre de la Suisse. On n'est partis ni l'un ni l'autre parce que l'on s'est rencontrés et on ne s'est plus quittés. S'il était reparti, il n'y aurait peut être pas eu l'Usage du monde, allez savoir !

Après la biographie en 2007 (Payot) et ce livre, doit-on attendre d'autres ouvrages sur Nicolas Bouvier ?
Je suis justement aux prises avec une femme qui veut refaire une nouvelle biographie mais différente. Je lui ai dit : « Mais écoutez, il y a celle de François Laut, il y a déjà trois thèses sur Nicolas et une quatrième en cours. Il faut que ça s'arrête maintenant ! On ne peut pas éternellement presser le citron, faire des fonds de tiroir. »

Aussi, pas mal d'écrivains ou de voyageurs ont fait des articles ou des ouvrages sur les pas de Nicolas Bouvier.
J'ai reçu beaucoup de gens plus jeunes qui partaient sur les traces de Nicolas Bouvier et puis qui s'écartaient du chemin. Par exemple, Gaël Métroz et son film Nomad's land. Chaque fois que des jeunes m'ont écrit pour venir me voir, je les ai reçus à la maison. Je les appelle les enfants de Nicolas. C'est quelque chose d'une fraîcheur merveilleuse et j'aime, c'est créatif. Quand Nicolas était encore vivant et que des jeunes gens venaient le rencontrer pour partir sur les mêmes routes. Il leur disait: « Si ça ne vous convient pas, rentrez. Ce n'est pas un échec. Ce n'était pas fait pour vous tout simplement. »  

Entretien publié dans le magazine Vie Protestante du mois de février 2011.