Wadad Halwani, 30 ans d'attente et de lutte (Le Courrier)


Après l’enlèvement de son mari en 1982, Wadad Halwani prend la tête du mouvement des parents de disparus libanais. Elle se bat aujourd’hui pour l’adoption d’une loi afin d’établir la vérité.
Avec quelques minutes de retard, Wadad Halwani arrive au restaurant Papa Choux, dans le quartier de Badaro, au sud de Beyrouth. L’atmosphère est simple et surannée. Le lieu semble figé dans les années 1950. Wadad Halwani est fatiguée. En plus de son travail de fonctionnaire, elle enchaîne souvent les réunions le soir. Agée de soixante ans, elle est présidente du Comité des parents de personnes enlevées ou disparues au Liban depuis trois décennies. Elle ne sait plus exactement combien de membres compte son association: certains sont décédés, d’autres se sont résignés. Toujours déterminée, la bénévole est de toutes les manifestations, de toutes les réunions publiques. Elle a donné des centaines d’interviews, raconté son histoire en long et en large: celle de son mari kidnappé, celle de sa lutte.

Originaire de Tripoli, ville du Nord du Liban, elle fait la rencontre de son mari Adnan lorsqu’elle vient étudier à Beyrouth au début des années 1970. Ils militent alors dans le même parti: l’Organisation d’action communiste au Liban. Wadad devient ensuite professeure de géographie. La situation politique du pays est de plus en plus tendue jusqu’à l’éclatement du conflit en 1975.


Mobilisation des femmes


Le jour de l’enlèvement de son mari, le 24 septembre 1982, reste gravé dans sa mémoire: «C’est comme si c’était hier. Deux hommes ont frappé à notre porte, demandant à mon mari de sortir pour un interrogatoire de cinq minutes, en raison d’un prétendu accident de voiture. Il a alors disparu. J’ai commencé les recherches le jour même auprès de l’armée libanaise et des services de sécurité dans mon quartier.»Le lendemain de l’enlèvement, elle continue son enquête auprès des ministères, des partis politiques et des milices. Partout, elle reçoit la même réponse, «beaucoup de gens se trouvent dans votre situation», sans toutefois pouvoir obtenir les contacts d’autres familles. Elle décide alors de passer un appel sur les ondes d’une radio locale, La Voix du Liban arabe, liée à une milice nassériste. 


Elle espère que quelques femmes vont se joindre à elle pour faire pression sur les responsables politiques. L’appel précise un lieu de rendez-vous près de l’école où elle travaille et une date: le 17 novembre 1982.«Des centaines de femmes, des enfants! C’était une scène si inattendue, j’étais stupéfaite, raconte-t-elle avec émotion. Je leur ai alors proposé de nous rendre au bureau du premier ministre!» Malgré l’Etat d’urgence, toutes les femmes la suivent et se retrouvent bientôt nez à nez avec un barrage de l’armée libanaise. «Nous nous sentions tellement fortes! Nous n’avions pas peur!» s’enthousiasme-t-elle. Après d’âpres tractations avec un officier, huit femmes, dont Wadad, montent dans une jeep militaire pour rejoindre le premier ministre. Ce dernier, Chafic Wazzan, se montre très courtois et empathique mais souligne l’impuissance de l’Etat face au pouvoir des milices. A l’issue de cette réunion infructueuse, ces femmes décident de former un comité et de se réunir régulièrement.


Quelques mois plus tard, la présidente du nouveau comité est invitée à Genève pour témoigner devant l’assemblée de l’ONU: «C’était mon premier voyage en avion, mon premier contact avec l’extérieur. J’ai parlé avec une voix tremblotante. Je me souviens encore de l’écho de mes paroles dans une salle très vaste.» Wadad Halwani croit alors à un changement. Ce voyage sera suivi par de nombreux autres. Aujourd’hui, c’est la désillusion: «Je m’interroge sur la justice internationale. Elle est partielle et sélective», affirme celle qui avait déjà été déçue par les institutions de son pays.Mais elle n’abdique pas. «Nous devons obtenir le droit à la vérité et à la justice, martèle Wadad. 


Comme tous les proches des disparus, j’ai le droit de savoir si mon mari est encore vivant. Quand est-ce qu’il va revenir? S’il est mort, pourquoi et quand?» Elle mène actuellement son dernier combat pour l’adoption d’une loi préparée l’an passé par son association, d’autres ONG, des avocats et des magistrats. Cette loi doterait le Liban d’un outil juridique permettant enfin de lever le voile sur le sort des disparus. Le Ministère de la justice étudie la proposition. Mais peu de partis politiques soutiennent cette cause. Les anciens chefs de milice se sont reconvertis en honorables ministres et députés, à la faveur de l’amnistie générale de 1991...


Chaque année, Wadad écrit une lettre à son mari qu’elle publie dans la presse. Pour les trente  ans de sa disparition, elle lui promet de démissionner de la direction du comité si le projet de loi est adopté. Pour penser un peu à elle après tant d’années dédiées à la cause des disparus. Pour rêver, pour respirer et écrire un livre sur son histoire. «Je lui ai promis de redevenir la Wadad qu’il avait rencontrée à l’université.»


Le temps de la relève


Face à l’immobilisme du système politique libanais, son regard se tourne dorénavant vers les nouvelles générations: «Je me trouve obligée de faire appel aux enfants et aux petits-enfants des disparus, pour qu’ils viennent continuer le combat.» Vingt deux ans après la fin de la guerre civile (1975-1990), le sort des 17 000 personnes disparues ou enlevées durant le conflit reste toujours un mystère. Quelques centaines seraient actuellement dans les prisons syriennes mais la plupart auraient été exécutées sans que les familles aient connaissance des lieux où se trouvent les corps.


Pour rompre l’oubli et faire enfin éclater la vérité, cinq spots ont tourné ces dernières semaines sur les chaînes de télévision libanaises. «L’attente a assez duré, nous voulons savoir», tel était l’intitulé d’une campagne de sensibilisation qui a pris fin le 17 novembre, date de la commémoration du 30e anniversaire du premier rassemblement des parents de disparus. Celui organisé par Wadad Halwani...


Publié sur Le Courrier